"Non, l’abolition de la prostitution n’est pas une "chimère" : c’est une nécessité", rappelle l’Amicale du Nid
[L’Amicale du Nid, Paris, le 28 août 2012] L’Amicale du Nid, association de terrain qui accueille des victimes de la prostitution, répond à la tribune d’un groupe d’intellectuels français parue dans le Nouvel Obs le 22 août selon laquelle "l’abolition de la prostitution est une chimère."
Faut-il vraiment autant de signatures prestigieuses et de personnes pensantes ou jugées telles pour arriver à produire un article aussi léger, non informé ou de mauvaise foi sur la prostitution, une violence qui touche toutes les personnes prostituées.
L’article commence par une sorte d’appel au peuple. Evidemment tout le monde (en dehors des proxénètes) serait d’accord pour lutter très fermement contre le trafic et les réseaux mafieux qui mettent en esclavage des centaines de milliers de personnes à des fins d’exploitation sexuelle ; c’est bien ce que demandent parmi d‘autres mesures les abolitionnistes !
Mais cette entame qui va servir aux auteurs pour poursuivre dans l’impensé de la prostitution, est malhonnête.
Non, il n’y a pas de prostitution libre
Elle dispense de chercher à savoir ce qu’est la prostitution, ce qui autorise les clients à acheter l’usage d’un corps, dans quels rapports de domination elle s’inscrit. Elle dit qu’il y aurait deux prostitutions : la prostitution forcée et celle qui serait consentie, expression d’une liberté de gagner de l’argent comme on l’entend et de faire ce qu’on veut de son corps. Pour cela et comme dans les media les plus paresseux, les auteurs évoquent des témoignages de personnes qui se disent libres de se prostituer et heureuses de le faire comme un métier.
Comme l’écrivait une personne prostituée après une de ces émissions de télévision qui transforment la prostitution en métier de travailleur social ou en possibilités de relations humaines les plus glamours : "Comment les prostitué-e-s pourraient –ils-elles dire publiquement à leurs clients, vous nous dégoutez, on n’en peut plus de faire semblant, de supporter vos manies, vos fantasmes et votre crasse". Par ailleurs ont-elles la possibilité, ces personnes prostituées, de dire qu’elles sont sous emprise d’un proxénète compagnon ou pas, d’un réseau ?
Combien de personnes prostituées ont dit un jour : "Tout va bien, j’aime ce que je fais et je gagne bien ma vie, je suis libre" puis plus tard ont exprimé leurs souffrances et la violence subie, les associations qui accompagnent les personnes prostituées en rencontrent des milliers.
Comment ces penseurs qui oublient que toute action politique a un fondement idéologique, c’est-à-dire un point de vue sur le monde (ce qui n’est pas une tare mais une garantie de réflexion et la base du débat démocratique), peuvent ignorer les violences de toute situation prostitutionnelle, sous traite ou pas ? Comment peuvent-ils ignorer encore ce qui conduit les personnes à être prostituées, violences de tout type subies dans l’enfance, violence économique de l’exclusion, désaffiliation, violence de l’émigration contrainte etc. ?
Il n’y a pas deux prostitutions, il n’y en a qu’une, celle qui consiste à acheter un corps pour sa jouissance personnelle et donc à chosifier l’autre. La prostitution n’est pas sexualité, elle est domination. Elle n’a rien à voir avec la liberté et la liberté sexuelle en particulier, elle n’a rien à voir avec la promiscuité et les pratiques sexuelles qu’en toute liberté les personnes devraient pouvoir mettre en œuvre comme elles l’entendent dans un échange de désirs et donc dans le respect mutuel ; la prostitution a à voir avec les rapports sociaux de sexe et la double domination masculine et par l’argent.
Hiérarchie des sexes et logique de marché
Il n’y a donc personne dans ce groupe qui a entendu parler de cela ? N’ont-ils donc jamais approché les concepts et les analyses qui expliquent la hiérarchie des sexes, l’inégalité entre les femmes et les hommes, qui montrent comment et pourquoi les femmes et leur corps ont toujours fait l’objet d’une appropriation par les hommes, ont toujours été sous leur contrôle et leur domination. D’où vient leur refus viscéral de penser la prostitution ?
Apparemment ils n’y voient qu’un marché qu’il serait dommage de supprimer et qu’il faudrait moraliser en le libérant. Vive la vente du corps des femmes et des hommes marchandises au profit de gentils clients ! (il n’y manque plus que les panneaux publicitaires !). Mais qui dit que les clients sont des salauds ? Les clients de la prostitution n’ont rien de spécifique en tant que groupe social : jeunes et âgés, modestes et riches, en couple ou pas ; ils exercent le droit que la société leur reconnaît jusqu’alors, à savoir payer pour un rapport sexuel non désiré par la personne en situation difficile qu’ils dominent ainsi.
Ils constituent la demande sur ce marché juteux (mais pas pour les personnes prostituées), et font semblant de croire que le corps acheté jouit de leur action et que les personnes ainsi soumises sont libres. Lorsque les clients sont riches, dans l’escorting, la violence de leurs exigences est à la hauteur du prix payé.
A voir les "effectifs" mis sur le marché par les proxénètes de tout poil on ne peut que conclure que la demande est forte. Etant donné le faible pourcentage de personnes qui sont réellement hors de l’emprise d’un proxénète, la « "quantité de marchandise" ne sera pas suffisante si la lutte contre les réseaux est efficace. Il faut donc que les clients se préparent à la rareté d’un service qu’il est légitime selon les auteurs de cet article qu’ils puissent acheter… Comprenons-nous bien le raisonnement creux des auteurs ?
La prostitution est incompatible avec le respect des droits humains
Malhonnêteté ou ignorance que de dire : mais il y a des femmes clientes aussi, ce ne sont donc pas seulement les hommes qui demandent de la prostitution ! Ceci signifie que dans le plus d’autonomie et de liberté, que les femmes ont gagnées ces dernières années, le travail de déconstruction de la domination n’a pas été fait ou pas par tout le monde et donc avec de l’argent dans un monde de marchandisation généralisée, des femmes (très peu nombreuses) vivent leur égalité, conquise souvent par d’autres, en faisant comme les hommes.
On ne peut défendre le respect des droits humains et légitimer en même temps la prostitution, cela frise l’imposture ! L’achat du corps d’autrui, de ses trous, pour ce qui concerne la prostitution n’est pas un droit humain, n’est pas une liberté, c’est une violence, et ce quelle que soit la variabilité des pratiques sexuelles dans le temps et dans l’espace.
La prostitution, ou le fait de prostituer une personne, ce que font les clients et les proxénètes, n’est pas une consommation comme une autre, n’en déplaise aux auteurs. Que d’amalgames si peu à la hauteur de ce qu’on pouvait attendre de ces signatures ! La prostitution n’est pas identique au commerce de la drogue, avec un produit qui est vendu et qui est demandé. Dans la prostitution, c’est le corps, la personne et son humanité qui sont en jeu ; c’est pour cela qu’il faut l’abolir !
Malhonnêteté ou marxisme bourgeois sommaire que de faire pleurer sur "les prolétaires du sexe" quand on ne sait pas ou on ne veut pas prendre en compte les rapports sociaux de sexe dans l’analyse de la prostitution ?
Fallait-il ne pas abolir l’esclavage parce que des milliers d’esclaves, à la suite de l’abolition aux Etats-Unis, se sont trouvés dans des situations plus terribles encore qu’avant et ont servi pour une part de force de travail surexploitée à l’industrialisation du nord alors que ceux du sud, sans terre et sans moyens de vie subissaient la misère ?
Abolir la prostitution : un projet de société
L’abolition de la prostitution est un projet ambitieux, certes, à la hauteur de l’impératif du respect des droits humains et de l’égalité entre les femmes et les hommes.
Il est un projet de société qui respecte les personnes prostituées en les reconnaissant victimes d’une violence qui doit cesser, c’est pour cela qu’il faut interdire tout achat d’acte sexuel, fondement de toute prévention, et ne pas traiter les personnes prostituées en délinquantes (très différent de la prohibition) ; c’est pour cela qu’il faut des moyens, et pour la lutte contre le proxénétisme, et pour l’accompagnement vers l’insertion sociale et professionnelle des personnes prostituées.
Personne ne dit que ce sera facile mais c’est une gageure et un combat qui réclament du courage politique, l’implication de la société civile et qui nourrissent l’engagement vers l’organisation d’une société de liberté, d’égalité et de justice.
Geneviève Duché, présidente de l’Amicale du Nid